Épisode 72

J’ai choisi de ne pas être rentable

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Lorianne Lacerte - Icône - Apple podcastÉcoutez sur Spotify

Quand on travaille en pratique autonome, la rentabilité revient souvent dans les discussions. On parle de tarification, de valeur, de reconnaissance de notre travail, de comment faire en sorte que notre pratique soit viable. Et c’est vrai que c’est important. On doit vivre de ce qu’on fait, payer nos factures, avoir un équilibre qui a du sens.

Mais il y a une autre réalité dont on parle moins : celle des moments où on choisit consciemment de ne pas être rentable. Pas parce qu’on ne connaît pas notre valeur. Pas parce qu’on gère mal notre entreprise. Mais parce que, dans certaines situations, notre cœur, nos valeurs et notre mission prennent le dessus.

Ça m’est arrivé récemment dans ma pratique clinique. Une situation bien précise où j’ai choisi d’investir plus de temps et d’énergie que prévu, sans facturer pour tout ce travail supplémentaire. Et ça m’a fait réfléchir : jusqu’où on va pour aider ? Où se trouve la ligne entre la générosité et l’épuisement ?

C’est de ça que j’ai envie de te parler : de cette zone grise entre aider plus et être rentable. Parce que dans la réalité, c’est rarement noir ou blanc.

Le dilemme constant : aider plus ou être rentable

Quand on travaille en pratique privée, on finit par se retrouver devant ce dilemme-là : aider plus ou être rentable. On veut accompagner les gens, soutenir, faire une différence. Mais en même temps, il faut bien que notre entreprise tienne debout. On a un loyer, des outils à payer, des impôts à prévoir, une vie à vivre aussi.

Je le dis souvent : on n’est pas dans la vente de produits. On n’essaie pas de convaincre quelqu’un d’acheter des souliers ou un sac à main. Les gens qui viennent vers nous ont de vrais besoins, souvent urgents ou profonds. Ils ne viennent pas par envie, ils viennent parce qu’ils cherchent une solution.

Et c’est là que la tension commence. Parce que quand une personne t’écrit pour te dire qu’elle a besoin d’aide pour son enfant, pour sa santé, pour sa famille, il y a une partie de toi qui veut juste dire oui. Oui, même si c’est une plage horaire que tu avais réservée pour souffler. Oui, même si tu sais que tu vas devoir y mettre plus de temps que ce que tu factures.

Mais de l’autre côté, il y a la réalité : ton entreprise, c’est ce qui te permet de vivre. Tu peux aimer ton métier de tout ton cœur, mais si ton modèle n’est pas rentable, tu finis épuisée, frustrée, parfois même à bout.

La réalité humaine derrière nos honoraires

Quand on parle de tarification, on oublie souvent qu’en face de nous, il y a des humains. Pas des chiffres dans un tableau, pas des clients abstraits. Des vraies personnes, avec des vies bien remplies, des émotions, des contraintes financières.

Quand quelqu’un décide d’investir dans nos services, c’est rarement un choix léger. Ce n’est pas un achat coup de cœur, c’est une décision réfléchie, souvent accompagnée d’un petit pincement dans le ventre. Parce qu’engager un·e professionnel·le, c’est accepter de mettre du temps, de l’énergie et de l’argent pour aller mieux, ou pour aider son enfant à aller mieux.

Je pense souvent à ces familles qui réorganisent leur budget, qui coupent ailleurs pour pouvoir continuer le suivi. À ces parents qui m’écrivent en me disant « on veut vraiment poursuivre, mais on va espacer les rencontres un peu ». Il y a derrière chaque décision financière une réalité de vie, un équilibre fragile entre ce qu’on veut et ce qu’on peut.

Et ça, quand on le garde en tête, ça change notre façon de voir la rentabilité. Oui, on doit se faire payer à notre juste valeur. Mais on peut aussi reconnaître que la valeur perçue par la personne en face de nous ne se mesure pas seulement en dollars.

Ce qu’on oublie souvent dans la tarification

Quand on parle de tarification, on pense souvent au prix de la rencontre. Mais la vérité, c’est que ce montant ne reflète presque jamais tout le travail qu’on fait autour.

Il y a d’abord tout le temps qu’on ne facture pas : les appels avec les écoles, les échanges avec d’autres intervenant·es, les lectures de rapports, la rédaction de notes, les retours de courriels, la préparation des suivis… Ce sont des heures qu’on consacre à chaque dossier, sans toujours les compter, parce qu’on veut bien faire.

Dans le réseau public, ce travail-là est inclus dans le temps de travail. En pratique privée, si tu ne l’intègres pas dans ta tarification, personne ne le paiera à ta place. Et c’est souvent là que la rentabilité s’effrite, tranquillement, sans qu’on s’en rende compte.

Il y a aussi tout ce que la déontologie exige : des suivis rigoureux, de la documentation, des formulaires, des bilans. Ce n’est pas facultatif, et ça prend du temps. Mais ce temps, on oublie souvent de le valoriser.

Bref, tarifer, ce n’est pas juste choisir un chiffre. C’est reconnaître la valeur de tout ce que tu fais, y compris ce qui ne se voit pas. Et non, ce n’est pas être avide que de vouloir être payé·e pour ton travail : c’est simplement te respecter.

L’histoire du mandat zéro rentable

Récemment, je me suis retrouvée dans une situation qui m’a fait beaucoup réfléchir. Une situation où j’ai choisi, en pleine conscience, de ne pas être rentable.

J’ai accepté d’accompagner une famille dans un dossier complexe, en partenariat parental. Ce n’est plus le type de mandat que je prends souvent, mais cette demande-là m’a touchée. Dès le départ, j’ai senti que c’était important, que je pouvais vraiment faire une différence.

Et rapidement, j’ai réalisé que ce mandat allait me demander bien plus de temps que prévu. Des démarches supplémentaires, des échanges, des suivis, des réflexions… Tout ce travail invisible qui ne figurait pas dans l’entente initiale.

Normalement, j’aurais pu dire : « voici les limites de mon mandat », ou encore : « si on veut aller plus loin, voici les frais associés ». J’aurais eu raison de le faire, et personne n’aurait trouvé ça étrange. Mais dans ce cas précis, quelque chose en moi me disait que ce n’était pas la bonne approche.

Je savais que pour cette famille-là, chaque rencontre représentait déjà un investissement important. Financièrement, c’était lourd. Émotionnellement aussi. Et j’ai senti que si je voulais réellement les aider, je devais aller un peu plus loin.

Alors j’ai fait le choix de le faire, sans facturer le temps supplémentaire. Pas parce que je ne valorise pas mon travail, mais parce que, dans ce cas précis, c’était ce qui me semblait juste.

Ce n’est pas un modèle que je recommande de reproduire sans réflexion. Ce n’est pas une habitude, ni une règle. C’est un choix ponctuel, aligné avec mes valeurs et ma mission d’aide. Et ce choix, même s’il n’est pas rentable sur papier, a eu un impact réel dans la vie de cette famille.

La nuance essentielle : le choix conscient

La ligne entre générosité et déséquilibre est mince. Et souvent, elle se trace dans une seule question : est-ce que tu le fais par choix ou par automatisme ?

C’est là toute la nuance. Si tu choisis consciemment de donner un peu plus de ton temps, de ton énergie, parce que ça a du sens dans une situation précise, c’est différent que de le faire sans t’en rendre compte à chaque fois.

Quand c’est ponctuel, réfléchi, aligné avec tes valeurs, c’est un geste de cœur. Tu sais pourquoi tu le fais, et tu acceptes que ce soit un investissement. Tu le fais sans ressentiment, sans culpabilité, sans te dire « je me fais avoir ».

Mais quand c’est récurrent, quand tu offres constamment plus que ce qui est prévu, quand tu passes tes soirées à rédiger des courriels non facturés ou à réfléchir à des dossiers sans limite claire… là, ce n’est plus un choix. C’est une habitude qui t’éloigne de ta rentabilité, et parfois même de ton bien-être.

C’est ce que j’appelle le glissement subtil : celui où aider devient ton réflexe par défaut, sans te demander si c’est encore sain pour toi. Et c’est exactement à ce moment-là qu’un petit drapeau rouge devrait s’allumer.

Choisir de ne pas être rentable à l’occasion, c’est une décision humaine. Mais ne plus jamais l’être, c’est un signe que ton modèle d’affaires ou tes limites ont besoin d’être repensés.

L’idée, ce n’est pas d’être rigide ou insensible. C’est d’être lucide : tu peux être à la fois généreux·se et stratège, empathique et organisé·e, dévoué·e et bien payé·e. Les deux coexistent très bien quand tu agis en conscience.

Quand la solution passe par ton modèle d’affaires

Si tu te rends compte que tu n’arrives plus à être rentable, c’est peut-être le signe qu’il y a quelque chose à revoir dans ton modèle d’affaires.

Ce n’est pas une question de rigueur ou de volonté ; c’est une question de structure. Ton modèle doit te permettre d’aider, sans t’épuiser. De donner, sans te vider.

Repenser ton modèle d’affaires, ça peut vouloir dire plusieurs choses :

  • ajuster tes tarifs pour qu’ils reflètent vraiment tout le travail que tu fais ;
  • clarifier ce qui est inclus dans ton offre et ce qui ne l’est pas ;
  • prévoir des forfaits qui tiennent compte du temps indirect ;
  • ou simplement revoir la façon dont tu présentes tes services pour que les attentes soient claires des deux côtés.

Quand tout est nommé d’avance, les malaises disparaissent. Tu n’as plus à te justifier, à hésiter, à te sentir coupable de facturer ton temps. Et quand une situation exceptionnelle se présente — une famille ou un dossier qui t’interpelle profondément — tu peux choisir de donner plus, sans que ce soit un automatisme.

C’est aussi pour ça que j’aime autant parler de modèle d’affaires avec les professionnel·les. Parce qu’un bon modèle, ce n’est pas une machine à profit. C’est une structure qui te permet de rester bien, d’offrir un service de qualité et de continuer à aimer ce que tu fais.

Et oui, parfois, ça passe par des ajustements, par des conversations inconfortables, ou par le fait de dire non à certaines demandes. Mais au bout du compte, c’est ce qui te permet d’être présent·e pour les bonnes raisons, et sur le long terme.

En parler, ça change tout

Ce genre de réflexion, on vit souvent ça seul·e. On se questionne, on doute, on refait les calculs dans notre tête, on se demande si on exagère... Mais en réalité, ce sont des discussions qu’on gagnerait à avoir plus souvent entre professionnel·les.

Quand j’ai pris la décision d’accepter ce mandat zéro rentable, j’aurais aimé pouvoir en jaser avec d’autres personnes du milieu. Pas pour obtenir de la validation, mais pour entendre d’autres perspectives. Parce que parfois, juste le fait d’en parler fait retomber la pression.

C’est exactement pour ça que j’ai créé les Midi connexion.

Des rencontres entre professionnel·les de la santé et de la relation d’aide, sur l’heure du dîner, pour échanger, réfléchir, ventiler un peu aussi. Ce n’est pas un espace de performance, ni de formation. C’est un safe space.

On y parle de tout : la pratique privée, la visibilité, la charge mentale, la rentabilité, la gestion du temps, l’organisation… Et souvent, on repart avec des idées, mais surtout avec le sentiment d’être compris·e, entendu·e, soutenu·e.

Ce qui est beau, c’est que ces échanges rassemblent des personnes de différents milieux, mais avec des réalités semblables. Chacun·e apporte sa vision, ses expériences, ses réflexions. On réalise qu’on vit souvent les mêmes dilemmes, juste formulés différemment.

Et honnêtement, ça fait du bien. Parce qu’à force de tout gérer seul·e, on finit par oublier qu’on n’est pas la seul·e à chercher l’équilibre entre aider, facturer, et rester humain·e à travers tout ça.

Mot de la fin

La rentabilité, c’est important. On ne peut pas bâtir une pratique durable en se vidant constamment pour les autres. Mais en même temps, on ne peut pas non plus ignorer la dimension humaine de ce qu’on fait.

Ce que je retiens de toute cette réflexion, c’est qu’on gagne à être lucide. À reconnaître qu’il y a des moments où on choisit de donner un peu plus parce que c’est aligné avec nos valeurs, et d’autres où on doit revenir à notre cadre, pour ne pas se perdre.

Et surtout, qu’on gagne à en parler. À échanger avec d’autres professionnel·les, à revoir nos modèles d’affaires, à poser des questions qu’on n’aborde pas toujours ouvertement.

C’est d’ailleurs exactement le sujet que j’avais envie d’aborder pendant Capitali$e, l’événement organisé par ma collègue Marie-Philippe Rodrigue. J’étais censée y donner une conférence sur la rentabilité et l’offre de services (comment repenser son modèle pour être plus rentable, sans se brûler).

Malheureusement, l’événement a été annulé pour le moment, mais Marie-Philippe prévoit déjà de le relancer à un autre moment, et je suis convaincue que ce sera encore plus riche quand ce sera remis au calendrier.

En attendant, il y a les Midi connexion, ces rencontres mensuelles entre professionnel·les où on peut venir réfléchir, échanger, se sentir moins seul·e.

Bref, oui, tu peux choisir de ne pas être rentable à l’occasion. Tu peux décider de dépasser un peu ton mandat, tant que c’est un choix conscient, fait dans le respect de toi-même.

C’est ça, au fond, être professionnel·le et humain·e à la fois.

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